Démonter les paradoxes du management
XXIVe SOIRÉE-DÉBAT DE L'UGICT-CGT
Pour un universitaire, sociologue et chercheur, l’échange avec des militants reste un moment privilégié. Un moment où
l’analyse s’enrichit de l’expérience. Depuis 30 ans Vincent de Gaulejac travaille sur « la révolution managériale ». Ça tombe bien l’UGICT-CGT aussi. Deux voies différentes, mais des
constats et des analyses concordantes.
«Pour un chercheur, il est important de pouvoir discuter avec des acteurs de terrain». C’est par ces
mots que Vincent de Gaulejac, sociologue entame cette XXIVe soirée-débat. Trente années de travaux dans le cadre de l’Université Paris-Dauphine ont permis au sociologue d’anticiper, d’analyser et
de comprendre comment la «révolution managériale» allait bouleverser la vie économique et sociale des entreprises. Il a d’ailleurs lui-même vécu cette évolution au sein même de l’institution
universitaire : «En 30 ans, l’université de Dauphine, est passée d’une université scientifique, destinée aux sciences de l’organisation, reposant sur 3 disciplines : mathématiques, économie et
psychosociologie, à une université de gestion hors du projet scientifique. Son objectif aujourd’hui est de former les élites (cadres et dirigeants d’entreprises) pour la gestion avec les
technologies de la gestion, d’organisation, de marketing, de comptabilité, de stratégies financières et de la communication. Des techniques conçues pour optimiser le fonctionnement des
organisations». Les chercheurs ont très tôt compris que l’organisation prenait le pas sur le reste.
Aujourd’hui, déclare Vincent de Gaulejac, les organisations syndicales sont tout au fait de ces
mécanismes, mais elles peinent à en faire l’analyse. La nature paradoxale de ce pouvoir est en intériorité et pas en extériorité par rapport à l’individu. Nous avons remarqué que les gens sont
passionnément amoureux de leur organisation et les processus psychiques de la passion amoureuse collent parfaitement avec leur rapport au travail. C’est la base de la souffrance au travail. Il y
a intrication entre les processus psychiques et intra psychiques et les processus organisationnels ».
Pour lui, la souffrance au travail s’est développée car elle s’appuie sur le narcissisme de chacun,
aiguillonné par des mots d’ordre du style « on est les meilleurs ». Et de citer en illustration des effets paradoxaux irrésistibles, American express.
LA LOGIQUE DES SPORTIFS DE HAUT NIVEAU
Chez le banquier américain, la notation des salariés s’échelonne ainsi : A, insuffisant ; B, doit
faire ses preuves ; C, satisfaisant ; D, au delà des attentes (clearely out standing). « On attend clairement du salarié qu’il soit out standing. Il ne s’agit plus de bien travailler, mais de
travailler toujours plus. Toujours se dépasser. Dans cette logique, seuls les médiocres se satisfont de bien travailler. C’est la fuite en avant, le management par l’excellence. C’est la logique
d’Amstrong, sur le tour de France et celle des sportifs de haut niveau ».
Ce management par l’excellence, associé à la culture de la haute performance, est relayé par les
grands cabinets de consultants vers le privé et le public, dans un second temps. « Toute la société est ainsi invitée à se couler dans ce modèle » analyse Vincent de Gaulejac. Trois cabinets de
consultants prosélytes monopolisent 80% du marché et professent ces martingales managériales. Mais avec des couacs retentissants. Ainsi avec «Le chaos management» livre de Tom Peters, consultant
chez Mc Kinsey, on s’aperçoit que plus de la moitié des entreprises qui avaient servi de modèle pour l’excellence sont en crise. Le nouveau message devient le suivant «Si vous échouez avant vos
concurrents, vous avez une chance de réussir le coup d’après ».
D’autres travaux universitaires démontrent que « a violence à l’intérieur [de ces mêmes cabinets] est
telle que les consultants ont bien conscience que leurs solutions ne valent rien. Ils vivent dans un monde paradoxal et ils deviennent dingues. C’est une bataille idéologique et politique qu’il faut mener. Peu de responsables syndicaux en sont conscients, sauf en cas de
crise comme à France Télécom. Il faut développer des expertises qui contre balancent les expertises des grands cabinets. »
LUTTER CONTRE UN POUVOIR GLOBALITAIRE
Ce management éminemment paradoxal génère donc la souffrance au travail. Ainsi, l’avancement au
mérite se construit sur l’individualisation de la performance alors qu’elle dépend de facteurs collectifs. Il développe la lutte des places et la concurrence généralisée entre les
salariés.
Pourquoi est-il si peu remis en question, interroge le sociologue, avant tout parce qu’il joue sur le
registre narcissique et que tout le monde est persuadé que c’est juste ».
Il pointe, tout comme les syndicats, la destruction des collectifs de travail qui étaient des
soupapes ou des amortisseurs et qui aujourd’hui ne font plus rempart. Vincent de Gaulejac démontre que la stratégie managériale repose aussi sur « l’individualisation des revendications, le
désamorçage des revendications collectives, le dénigrement des syndicats, voire des corps de métiers. L’individu se retrouve, alors, seul face à ces exigences qui touchent son narcissisme. La
plupart des gens qui se suicident sont des gens qui y ont cru, qui ont été reconnus. Ils sont entrés dans une spirale de régression burn-out, épuisement professionnel et retournent: la
charge agressive contre eux. Même les militants syndicaux sont pris dans des tensions personnelles car ils ne sont pas formés pour affronter ce type de souffrance. Ils ne peuvent pas se
transformer en psychologues, en psychothérapeutes et en assistantes sociales. Mais heureusement, les syndicats existent ne serait-ce que pour préserver le lien, dans le contexte actuel. Les
dirigeants et les cadres intermédiaires souffrent énormément et beaucoup seraient près à faire quelque chose s’ils pensaient qu’un engagement était crédible. »
Pour le sociologue-clinique, les syndicats ont pris beaucoup de retard sur l’analyse de cette forme
de pouvoir car la gestion est devenue une idéologie. « n’y a pourtant pas une gestion de droite et une gestion de gauche. Il y a une gestion efficiente et une gestion qui ne l’est pas.
Cependant, la gestion porte une conception de l’homme dans la société et une conception du pouvoir ». Il explique le relatif consensus face à la mise en place des relations humaines, après le
taylorisme, par l’illusion qu’on allait enfin se préoccuper de l’humain. « n n’a pas vu ce coup de force idéologique qui sous prétexte de s’occuper de l’humain, le transforme en ressource,
en moyen pour le développement de l’entreprise et pas l’inverse. Cette question là n’a pas été prise en compte par des gens qui sont fondamentalement de gauche, humanistes etc. Ils sont tombés
dans le panneau ».
Vincent de Gaulejac évoque un pouvoir « globalitaire » dans lequel, on est libre de travailler 24
heures sur 24, de ne plus avoir de bureau personnel. « Il n’y a pas d’aliénation plus grande et elle est favorisée par les technologies de l’information. C’est le paradoxe de l’urgence : plus on
gagne du temps moins on en dispose. »
Il faut donc se donner les moyens d’analyser la cohérence entre ces modes de management, leur «
novlangue » et les moyens qui sont mis en œuvre pour l’appliquer. Le sociologue prend l’exemple de la recherche où ce management se traduit par la généralisation, l’organisation par projet. « On
détruit les projets actuels pour obtenir des ressources pour les projets à venir. C’est une perversion. Nous sommes jugés sur des critères, des indicateurs des paramètres le benchmarking qui rend
les chercheurs fous. »
Il note aussi que l’excellence produit aussi de l’exclusion : « Comment un médecin de l’APHP qui a
fait le serment d’Hippocrate, et s’est engagé à soigner tout le monde sans exception, peut-il traiter ses patients en comptant le nombre de points qu’il rapportera ? Est-ce qu’exclure d’un
laboratoire les chercheurs non publiant, fait partie du travail de directeur d’un labo ? Il faut lutter contre la prépondérance de la bibliométrie, les stratégies cachées de la publication
et qui oblige les chercheurs à tricher.
Pourtant la recherche, c’est avant tout le goût de la vérité. Avant pour un chercheur c’était
30% d’enseignement, 50% de recherche, 20% de management. Aujourd’hui : 30% d’enseignement, 20% de recherche, 50% voire 70% de management. Il faut se doter de tous les outils
théoriques et méthodologiques pour mener cette bataille.
Je ne suis qu’un sociologue clinicien, mais mon hypothèse est que le capitalisme
produit, aujourd’hui, de la création destructrice. C’est çà le management par projet : la crise écologique, la crise financière, les risques psychosociaux. »
Chez nous, ce management s'appelle “Système
d'Excellence Faurecia”